L'emballement
" Dépouilles "
Illustration originale de Pierre Barjonet - Avril 2024 - 40/30 -
Sanguine sépia et pastels gras.
N.B. Cliquer sur la photo pour l'agrandir
(comme d'ailleurs, pour toutes les illustrations)
" Prince Igor - Acte 2 Polovtsian Danse " de Alexandre Borodin
à écouter en lisant le poème
Conseils pour mieux suivre le déroulement de votre saga :
N'oubliez-pas de visiter la rubrique du sommaire
avec un "résumé" de l'épisode en cours :
ainsi que la rubrique chronologique :
Avertissement
Avec le froid brutal qui survint plus de trois semaines avant les gelées habituelles, avec la famine due à l'absence totale de vivres et de fourrage sur la route de Smolensk déjà pillée à l'aller, avec enfin les assauts permanents des hordes de cosaques aidées des paysans sans oublier plusieurs combats contre les troupes régulières russes, la retraite de Russie entre à fin octobre 1812 dans sa partie la plus terrible. Début novembre, elle connaîtra l'enfer...
Les épisodes qui vont suivre maintenant retracent les tourments effroyables et les abominations dont furent victimes tous ces hommes, ces femmes et même ces enfants qui constituaient et suivaient la Grande-Armée, sans oublier les chevaux.
Comme d'habitude, je me suis efforcé de vous faire " ressentir l'atmosphère " de cette épopée tragique en donnant à ma plume une tournure réaliste encrée de témoignages vivants évoqués dans mes " Notes de lecture et de situation historique ", même si la forme de ma saga se veut poétique et romancée.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas de ce choix d'approche pragmatique de l'Histoire.
Avec toute ma reconnaissance pour votre fidélité,
Pierre
L'emballement
La morsure du froid ne cesse de piquer,
Soufflant force de gel culbutant les montures1,
Verglaçant les coteaux, les chemins étriqués,
Brodant dans les cheveux de curieuses sculptures.
Il fait soleil et pleut, sublimant ce décor
Des plaines et des bois qui s’habillent de givre2.
La frêle kibitka3 vient de cogner un corps
Brisant net le timon, leurs chances de poursuivre.
Leur cheval est tombé. Sans même s’émouvoir,
Il fallut l’achever, puis le trancher bien vite
Avant qu’il ne se gèle, impossible à mouvoir,
Et surtout le cacher des furieux qui s’invitent4.
Il se dit que les Russes5 sombrant dans l’enfer,
Prisonniers sans rations, se partagent les restes
Que les bêtes délaissent : chair de Lucifer,
Qu’ils découpent des morts dans une furie preste !
C’est à pied désormais, en ayant tout perdu,
Que les femmes s’accrochent à l’espoir de vie
En contournant les corps qui jalonnent, tordus,
La route de Smolensk, celle de leur survie.
Ne restent que des gourdes de poudre et d’alcool,6
Un semblant de farine enfouie dessous leurs jupes,
Du lard pesant sa glace aux musettes qui collent
Et des lambris de choux que la faim préoccupe.
Rose a repris l’aplomb de mener ses consœurs,
De quêter quelque vivre auprès de ses fidèles,
Ces soldats qui buvaient sa bière et ses douceurs7,
Ces enfants qu’elle aimait, leur servant de modèle.
Puis tout s’accéléra, quand la neige survint8,
Opposant la beauté de l’hiver qui s’amène
À cet affreux récit digne d’un écrivain,
Illustré du carnage de la viande humaine.
Les cosaques s’amusent des blessés tout nus9
Que le vent pétrifie comme autant de statues
D’enfants surpris, figés dans la pose ingénue
D’une armée de piquets sans s’être débattus.
Pierre Barjonet
Mars 2024
Saga poétique romancée « Le carnet gelé » créée par Pierre BARJONET
a/c janvier 2023
Saison 3 « glacial », Poème 5 « L'emballement » (Avril 2024)
La longue route en direction désormais de Smolensk, passant à nouveau par celle de l’aller, tue sans faillir des milliers d’hommes et de femmes appartenant et suivant la Grande-Armée. En cette fin d’octobre et début novembre 1812, le « général hiver » fait prestement son apparition, ajoutant à la faim, la soif et le manque total de réconfort en ces contrées déjà ravagées, le froid. On considère que la fatale retraite de Russie commence vraiment vers le 27 octobre 1812.
N’oublions pas que les troupes dispersées font l’objet d’attaques incessantes de hordes de cosaques ainsi que de batailles sporadiques menées par les armées russes à certains moments contre ses flans ou l’arrière-garde, contre les corps d’armée des maréchaux Oudinot, Davout, Ney ou du Prince Eugène. Les Français alors en nombre inférieur, souffrent : partis 100.000 de Moscou, leurs effectifs ne cessent de fondre. Ils ne sont pas équipés contre le froid et pas nourris, ne bénéficient pratiquement plus de chevaux (alors réservés à l’artillerie et pour le transport des blessés). Les Français, donc, se confrontent à des Russes à l’aise, chez eux, nourris, montés de chevaux frais, préparés et équipés contre le froid et bénéficiant de régiments formés à la discipline quand ceux des Français se débandaient.
C’est désormais l’épreuve du « chacun pour soi ». On n’hésite pas à tuer des prisonniers ennemis pour éviter de les nourrir. On vide des voitures chargées de blessés pour la même raison. On vole ses propres camarades, surtout de nuit au bivouac. On déshabille les cadavres, parfois même les malheureux agonisants. On perce le flanc des chevaux encore vivants pour arracher leurs entrailles et récolter leur sang dans des marmites qu’on fait aussitôt chauffer... C’est le début de l’enfer !
NOTES DE LECTURE ET DE SITUATION HISTORIQUE
1 Les malheureux chevaux qui n’étaient pas ferrés à glace chutaient en se brisant les os. Iles étaient aussitôt dépecés par les hommes qui s’en partageaient la viande.
2 La température a subitement chuté en cette fin d’octobre, début novembre 1812, autour de -20° gelant aussitôt les sols chargés d’eau.
3 La kibitka était le frêle attelage que Rose, Liouba et Natacha (dans ma saga) avaient trouvé, par suite de la perte de leurs deux voitures chargées de vivres, de fourrures et de biens (voir mon poème « Voitures »).
4 La solidarité du début s’est bien vite transformée en lutte pour sa propre survie, celle du « chacun pour soi ». Il n’y a rien à manger. On se cache pour avaler à la hâte le peu de soupe de cheval, de racines ou de farine échangée à prix d’or. La nuit, on vole les malheureux assoupis qui avaient caché leur maigre butin sous leur giberne (boîte à cartouches que les soldats gardaient au sec) en guise d’oreiller ou dans leur carnassière (sac à gibier et volailles, du chasseur civil).
5 La colonne de 800 Russes prisonniers dont parle le sergent Bourgogne, faute totale de vivres, s’était résolue à s’entre-dévorer quand l’un d’eux trépassait, après l’avoir découpé puis partagé... Le chasseur de la Garde chargé de garder ces prisonniers (le sergent Guinard) confia cette tragédie au sergent Bourgogne en proposant de lui montrer le bivouac à cent pas du leur, ce qu’il refusa. Quelques jours après, ils apprirent que, faute de pouvoir les nourrir, il fallut les abandonner. (cf. Mémoires du Sergent Bourgogne).
6 La boisson du combattant faite de vin, et, ou d’eau-de-vie brute mêlée à de la poudre avait pour but de se donner du cœur à l’ouvrage avant l’assaut... Plus tard, elle sera l’ordinaire des tranchées de 14/18 (N.D.L.R.)
7 Rappelez-vous que Rose (personnage de ma saga) est une vivandière chargée de fournir aux soldats boissons et nourriture ainsi que le commerce d’accessoires en tant que vivandière à l’ordinaire de la troupe. Mais sans voiture, elle n’a pratiquement plus rien... La vivandière est un peu ce qu’est l’intendant ou l’économe de nos jours, mais là, à leur différence, elle agit pour son propre compte, mais avec l’aval de l’autorité militaire. Ne pas la confondre avec la cuisinière ou la cantinière.
8 Succédant aux sols détrempés puis gelés, la neige survint d’abord faiblement le 4 novembre 1812, puis de façon abondante le 5, et enfin sans discontinuer en rafales soufflant du nord-ouest, le 6. Désormais la longue plaine russe éclata de blancheur immaculée, et ses chemins se couvrirent rapidement de monticules des restes de la grande armée anéantie sur la route de Smolensk vers la France...
9Les cosaques pourchassaient inlassablement les traînards, les troupes non suffisamment défendues, les bivouacs isolés et les compagnies d’arrière-garde. Quand ils faisaient prisonniers des malheureux, ils les déshabillaient et les abandonnaient à leur sort, nus et sans vivres par -20° à -30°...
QUELQUES ILLUSTRATIONS
N.B. Photos tirées en partie du site " Russia Beyond " qui retrace entre autres, et à mon avis de façon fort objective, l'histoire de la Russie.
Voir le site en suivant ce lien : Russia Beyond français
La carte du retour
avec le rapport entre les effectifs de la Grande-armée et le thermomètre.
Carte dressée en 1869.
Voici ce qu'indique ce graphique :
Les nombres d'hommes présents sont représentés par les largeurs des zones colorées à raison d'un millimètre pour 6000 hommes. Ils sont de plus, écrits en travers des zones. L'orange désigne les hommes qui entrèrent en Russie, le noir, ceux qui en sortirent. Entrée en Russie avec près de 600.000 hommes, la grande armée n’en compta plus que 50.000 qui en réchappèrent. Sur le graphique, on évoque plutôt l'entrée de 422.000 hommes et la sortie de 10.000. Les chiffres étaient variables selon que l'on comptait les armées alliées ou non. S'agissant du thermomètre, les températures chutèrent pour atteindre - 21° le 14 novembre, - 24° le 1er décembre et - 30° le 6 décembre 1812.
N.B. les mois sont écrits de façon généalogique ancienne : 7bre = septembre (sept), 8bre = octobre (octo), 9bre = novembre (neuf-embre), Xbre ou 10bre = décembre (dix-embre).
Une kibitka
La longue marche...
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