SAISON 1 "Laurine"
Accords
Chopin : nocturne en si bémol mineur opus n°1
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
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" Accords "
Accords
Cela faisait six mois que Laurine émergeait.
L’accueil de Maître Jean recouvrait sa détresse.
En métamorphosant son chagrin submergé
La boutique du veuf avait trouvé maîtresse.
La misère n’était plus qu’un vague poignard,
Souvenir émoussé planté dans la ruelle,
Comme son matelot qu’elle avait fait bagnard.
Cette bonne maison comblait sa vie cruelle.
Ses journées se pressaient en belle inclinaison
Pour l’ouvrage accompli sans l’ombre d’une embûche.
Elle avait sublimé tant de déclinaisons
De tissus en rideaux, napperons sous les cruches.
Elle avait décoré le comptoir du logis,
Osé y inviter canaris et perruches,
Lessivé sans détour et fait l’apologie
D’hygiène immaculée jusque dedans la huche.
Jean lui avait appris à compter sans crédit,
Mais Laurine esquivait oubliant des piécettes
Dans les mains des enfants sans autre tragédie.
Quand quatre heures sonnaient, leur donnait des sucettes.
Il était un piano qu’on avait descendu
De l’étage à l’entrée, tout contre la vitrine.
Laurine savait jouer des accords bien rendus,
Et son charme opérait, doux comme la feutrine.
Dès l’aube on l’entendait éveiller ses oiseaux,
Partitionnant le jour en douces harmonies.
Au bénédicité poussait sa voix mezzo,
Puis après le souper, couchait sa colonie.
Ses progrès chromatiques bordaient le printemps.
Par ses accords majeurs accueillant les clientes,
Se calant sur le mi du carillon teintant,
Laurine offrait au pain, noble croûte riante.
La boutique joyeuse enchantait le faubourg
Et déjà quelques prix trônaient sur la crédence.
Multipliant les pains et les douceurs d’amour,
Laurine et Maître Jean travaillaient en cadence.
Pierre Barjonet
Janvier 2019
Commères
Edith Piaf " Padam, padam "
Cliquer pour écouter cette musique, mais avant ou après lecture du poème afin de ne pas brouiller les paroles...
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
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" Commères "
Commères
Je m’en vais vous le dire en confiant ce secret.
Ce n’est plus du levain, mais Jean qu’elle ensorcelle.
Oui, cette gourgandine en cheveux peu discrets,
C’est bien son testament qu’elle vise et morcelle.
Même son apprenti s’emmêle les pinceaux
Pour n’avoir pas sucré le pain bénit de messe.
Pour sûr qu’il ne sera pas bien longtemps puceau…
Laurine est un démon, n’allant pas à confesse !
Et si je vous contais ce qui fait son chagrin,
Quand le matin parfois et sans délicatesse,
On la voit sangloter à propos d’un marin…
Elle a dû l’estourbir, folle scélératesse !
Si Doriette savait ce que devient son Jean,
Laissant la demoiselle goûter aux pralines,
Elle rétribuerait le diable en quelque argent.
Même les napperons ont des airs de câline !
Et voyez ces tissus pris au marché Saint-Pierre
En reste de saison, débordant de violettes,
Jusqu’au satin lamé de sa fière guêpière…
Ne manque que le tulle à l’étrange follette !
L’autre jour au comptoir en nous servant du thé,
La voici qui sifflote comme une alouette !
Vous n’imaginez pas combien Jean s’est hâté
De croiser ses yeux verts lui offrant sa silhouette.
Et puis il y a le pain du marchand de marrons,
Pesé, bien emballé, en guise de sourire,
Quinze sous les deux livres et deux macarons.
Pour elle c’est les pauvres qu’on doit secourir !
Mais le pire écoutez : Jean lui a fait venir
Ici dans sa maison, Nastasia la coiffeuse,
Car il s’est entiché d’elle en son devenir.
Or Laurine n’est rien, rien qu’une pauvre gueuse !
Allons, il se fait tard, la soupe n’attend pas.
Et chacune s’en va, mâchant son amertume,
Égrenant son venin en songeant au repas,
Persiflant, ruminant, comme il est de coutume.
Pierre Barjonet
Janvier 2019
Farine
Musique de Maurice Jaubert, générique de Quai des Brumes
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
- 5 -
" Farine "
Farine
L’odeur la transperçait éclaboussant la neige,
Suave de caramel, d’urine de souris.
Laurine s’éveilla percevant ce manège
Depuis le soupirail, aigre de bois pourri.
Une étincelle luit dans la nuit qui s’enfuit.
La flamme crépita semblant brûler la cave.
L’odeur se fit plus forte, entremêlant la suie.
Elle avait dormi là, brisée telle une épave.
Il n’était que quatre heures quand flamba le charbon.
La première fournée, celle du pain qu’on lève.
Malaxant en cadence, la farine en rebond,
L’apprenti modelait la pâte qui s’élève.
L’odeur avait changé titillant son palais,
Sucrée, grillée, fumée, de beurre aromatique.
Elle s’en écartait, parfumant les galets,
Et puis s’en revenait en percée chromatique.
Maître Jean l’aperçut nappée sur le trottoir,
Lui offrit un croûton de farine de seigle.
Laurine était perdue, figée près du comptoir,
Mais son corps avait faim, c’était sa seule règle.
Il existe ici bas, un cœur de boulanger
Pétri d’humanité, logeant rue Gabrielle,
Combattant la misère et donnant à manger.
Généreux sans détour, il hébergea la belle.
Pierre Barjonet
Janvier 2019
Matelot
cliquer pour écouter cette musique, mais avant ou après lecture du poème afin de ne pas brouiller les paroles...
Faisant suite à l'engouement et aux encouragements de mes chers lectrices et lecteurs, j'ai inséré cette magnifique musique "la complainte de la Butte", ici chantée par Mouloudji, dont parlaient mes amies Françoise (lien vers son blog : ICI ) et Maridan, qui de plus en a fait un poème (lien vers le poème de son blog intitulé " Place des souvenirs, marché Saint-Pierre " ICI ).
Les en remerciant vivement, j'ai choisi de donner vie à ma triste héroïne LAURINE.
Cette suite de poèmes prend ainsi place, en sus des derniers articles, directement dans une nouvelle rubrique accessible dans le bandeau latéral de la page d'accueil de mon blog.
Et Laurine n'en a pas fini avec sa chienne de vie, mais...
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
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" Matelot "
Matelot
Glissant sur les pavés de la rue du Calvaire,
Laurine s’agrippait au fer de la rambarde
Car ses larmes noieraient près du diable Vauvert
Son matelot troussant l’horizon des jobardes.
Ivre d’avoir perdu son gaillard de marin,
Elle n’entendait plus les rumeurs de la ville.
Ses tempes lui rappelaient l’odeur du romarin
De son homme parti, déjà pour d’autres îles.
C’était au Clos-Montmartre qu’il s’était rendu
Vendangeant ses conquêtes assoupies sur la Butte.
L’élan de son ardeur prit le fruit défendu
Goûtant de ses raisins, par grappes qu’on culbute.
Laurine en contemplant ses tatouages criards
S’était vue sous le vent, naviguer aux Antilles.
Bien qu’il l’avait soumise à son œil égrillard
Son cœur s’était ouvert, écartant sa mantille.
Puis il l’avait conduite en de clairs ateliers
Exposer sa pudeur, aux peintres poser nue.
Elle avait même offert à de vils hôteliers
La moitié de sa guelte en gage convenu.
Quand il la rhabillait pour l’amarrer au bal,
Cynique et séduisant, ondulant dans la houle,
Laurine se damnait, comme un feu qui s’emballe,
Et riait aux éclats, invectivant la foule.
Par un soir de froidure, las, il l’abandonna,
Brisant dans son sommeil les remous de ses rêves,
Terrassant la sirène au chant qui résonna
Le matin qui suivit la vague sur la grève.
Laurine l’ouvrière au marché se rendit,
Mais trouva porte close en son état féroce,
Sans le pain ni le sel aux âmes qu’on pendit,
Seulement la misère en clapotis atroces.
Heurtant tous les pavés de la rue du Calvaire,
Laurine subissant les brûlures de la glace,
S’adossa contre un bec, vacillant en dévers,
Puis reprit son destin, guettant une autre place.
Pierre Barjonet
Janvier 2019
" Laurine ", suivie de " Abandon "
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
- 2 -
" Laurine "
(suivie de " Abandon " - 3 -)
Laurine ayant quitté le marché Saint-Pierre
(voir mon poème " Brasier" ICI )
poursuit son chemin non loin de Montmartre
en déambulant dans les rues,
seule, enveloppée de sa nuit de gel...
Laurine
L’amour qu’on idolâtre
Là-haut près de Montmartre,
Loin des antiquités,
Un soir l’avait quittée.
Serrant son châle vert
En murmurant des vers,
Laurine en cet instant
Suffoquait tant et tant.
Quittant les tissus Reine
Écho de cette arène,
Les Coupons de Saint-Pierre
Et table de drapière.
Elle fuyait surtout
Sa bien vilaine toux,
Se disant qu’en ce monde
La mort halète et gronde.
Puis elle poursuivit
Croyant être suivie,
Le rythme de ses pas
Repoussant son trépas.
Glissant sur un tasseau,
Chutant dans le ruisseau,
Ses chausses trop âgées
La firent naufragée.
Pâle elle s’épongea,
Surprise elle songea
Que l’amour qui déçoit
N’est que fiel sur la soie.
Et la triste ouvrière
Écartant sa prière,
Lassée d’être étonnée,
Se mit à chantonner.
Pierre Barjonet
Janvier 2019
La complainte de Laurine
dont elle a doublé chaque rime
buvant l'ivresse de sa détresse
(cliquer sur la flèche de ce lied) :
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
- 3 -
" Abandon "
Abandon
Quand la neige me désagrège
Et que mon cœur n’est que rancœur,
J’abrège alors l’horrible piège
Traqueur d’amour à contrecœur.
Quand le froid me fige d’effroi
Piégeant mes lèvres en du genièvre,
Rien ne décroît mon désarroi
Brûlant l’orfèvre de ma fièvre.
Quand redouble l’onde qui trouble
Nos murmures gravés au mur
Devant mon double je m’encouble
Perdant l’armure de mes parures.
Quand fuit le charme qui m’alarme
Brisant l’essor de mon remords
Je fonds en larmes pour seule arme
Rongeant mon sort, longeant la mort.
Et dans la suie trempée de pluie
Rampant dans la bourbe si fourbe
Perdue sans appui dans la nuit
Sans feu de tourbe, je me courbe.
Pierre Barjonet
Janvier 2019
Brasier
La romance de Laurine
Saison 1 "Laurine"
- 1 -
Brasier
Brasier
Perdue dans un cafard hivernal,
Frêle et grelottant sous sa pelisse,
Elle s’avança sans que ne crisse
En dérapant, le gel infernal ;
Laurine frissonna.
Se méfiant des vieux pavés d’Anvers
Elle emprunta le bras d’une rampe.
S’y agrippant à force de crampes
Son cœur lui parut battre à l’envers ;
Laurine tituba.
Épuisée, n’entrevoyant d’issue
Qu’en plongeant dans le marché Saint-Pierre,
Livide et clignotant des paupières
Elle aborda le feu des tissus ;
Laurine s’engouffra.
Rayons à faire pâlir les rois,
Feutre et Prince de Galles en bobines,
Clientes envoûtées qu’on embobine,
Calicots gonflés piégeant leurs proies ;
Laurine se livra.
Le brasier de soieries se tordait,
Cravatant les voilettes de paille,
Chevauchant les bouclettes sans maille,
Calcinant la lisière du dais ;
Laurine s’enflamma.
Suédine ou popeline en rubans,
Métrés de galons pour encolure,
Cachemire offrant si chaude allure,
Moleskine empilée sur un banc ;
Laurine s’en coiffa.
Fantaisies de madras imprimé,
Arrivage de lainage vierge
Déballage de coupons de serge
Draperies de tulle comprimées ;
Laurine s’en para.
Broderies fronçant des molletons,
Lingerie précieuse en mousseline,
Vigogne de flanelle orpheline,
Chanvre, tweed et jetés de coton ;
Laurine se donna.
Châles de mohair ou d’angora,
Cascade d’étoffes qu’on décale,
Braises de jacquard ou de percale
Velours et brocard qu’on arbora ;
Laurine en succomba,
L’envie la consuma.
Pierre Barjonet
Janvier 2019